—Nous avons plutôt abordé dans cet entretien le numérique et ses impacts sur le bien-être côté production numérique. Si l’on se place du côté des utilisateurs, on a aussi la construction et la gestion d’un capital social en ligne, et les problèmes que cela pose en termes de privacy. On a aussi le travail bénévole sur les réseaux sociaux. Votre travail porte-t-il aussi sur ces aspects-là ?
Autour de 2010, j’avais publié un livre en France qui s’appelait Les liaisons numériques (Seuil), puis Against the Hypothesis of the End of Privacy (Springer, 2014), contre l’hypothèse de la fin de la vie privée. C’étaient deux livres sur la question de la sociabilité en ligne, comment les gens se servent des réseaux sociaux pour chercher des occasions de solidarité, de collaboration, de coopération, mais aussi pour résoudre des problèmes très concrets. Je parlais des troubles alimentaires, mais il y a d’autres troubles de nature psychologique qui sont abordés systématiquement par des personnes en ligne, qui s’accompagnent et créent des occasions de découvrir ensemble des nouveautés ou même de s’organiser pour l’action politique. Toute une partie de notre travail des années 2010 portait sur comment les personnes qui initient des manifestations en ligne pour protester contre telle ou telle mesure des gouvernements se coordonnent sur Internet, et en quoi la libre circulation de ces messages peut parfois aussi conduire à des conflits violents. En effet, il y a une volonté, un besoin, une envie des usagers de se servir de ces technologies numériques pour l’autonomie, la libération.
Mais il y a aussi de l’autre côté des tentatives, qui hélas ont beaucoup de succès de la part des grandes plateformes, de capter cette bonne volonté, de « l’embrigader ». C’est le cas de nos interactions en ligne qui sont façonnées par les algorithmes qui nous suggèrent d’acheter ceci, de communiquer sur tel sujet, de regarder tel contenu, etc.
Cette forme de contrainte consiste à capter la bonne volonté. Cette contribution que vous avez définie comme bénévole mais que je n’hésite pas à définir comme non rémunérée, parce que c’est tout simplement une production de données qui n’est pas payée, mais qui finalement réalise les mêmes tâches que les personnes qui sont sur les plateformes de travail du clic.
Parce que, comme n’importe quel autre travailleur du clic, je suis en train de noter des images, de commenter des vidéos, de retranscrire des bouts de conversations, d’entraîner ChatGPT :…
… tout cela ça fait partie de la production d’intelligence artificielle et dans le cas de ChatGPT c’est tout simplement de ce qu’on appelle le reinforcement learning, donc de l’apprentissage par renforcement qui est une partie reconnue, qui n’a rien de cachée, de l’intelligence artificielle.